Textes critiques

Introduction au catalogue de l’exposition Les Fonds noirs,
par Pierre Brullé

Dans les dernières peintures de Bernard Michel, la couleur joue de nouveau un rôle primordial. L’artiste semble pour ainsi dire s’être mis au défi de faire coexister les coloris les plus intenses, au mépris de tout a priori d’harmonie ou de goût, même s’il en ressort des effets remarquablement séduisants. Tel n’est cependant pas l’enjeu de ces nouvelles toiles : il s’agit plutôt d’expériences volontairement extrêmes, où la couleur est utilisée pour son mouvement propre et pour ses conflagrations combinées. Souvent le noir vient accentuer ces stridences dynamiques. Ainsi il s’impose dans le dessin de certaines figures, notamment dans les damiers basculés, où il bouscule les rythmes établis et redessine les compositions. Il lui arrive aussi de simplement soutenir l’ensemble des jeux chromatiques, comme dans la série des coulures où les flux tumultueux de la couleur reine animent l’espace du tableau avant de le restructurer en grandes parcelles distinctes ou, parfois, de se figer dans le ressac d’un ultime damier élémentaire, monochrome sur fond noir.

(Pierre Brullé, 2009)

Texte du catalogue de l’exposition Les Fonds noirs,
par Geneviève Breerette

Bernard Michel, qui est à la fois peintre abstrait et scénographe concret (et inversement), ce qui n’est pas contradictoire, ne cesse  de passer d’un espace à l’autre, du plan du tableau au plateau de scène, du carré au cube, du tube de couleur au spot de lumière, et de tester à différentes échelles ce qui naît de ces glissements entre les arts (du temps et de l’espace), mais toujours, il y insiste, dans le travail de la peinture. L’espace de la peinture, et par extension celui de l’atelier, est en quelque sorte la matrice de sa production. Pour parler de cette gestation, le peintre reprend volontiers l’image du cocon, ou de la chrysalide où « la transformation de la chenille en papillon a lieu à l’abri des regards » Il l’a utilisée dans sa scénographie pour Lolita, une chorégraphie de Davide Bombana (2003) d’après le roman de Nabokov. Cette affaire de métamorphose était dansée sur un fond de peinture en mouvement : la projection géante de Point-Ligne-Plan, le premier film numérique de Bernard Michel, un film qui annonce ses tableaux d’aujourd’hui.

Dans Point-Ligne-Plan, ainsi nommé en référence au livre de Kandinsky, on voit progresser des coulures dont l’entrée dans l’écran par le haut ou le côté amorce une construction orthogonale, qui s’affirmera seulement en fin de parcours. il y aura d’abord entrecroisement de lignes plus ou moins courbées, surgissement de points de couleurs se développant en taches jusqu’à abolir tout cloisonnement, puis apparition d’accents noirs dont le mode de croissance, d’abord en arborescence, change pour prendre les couleurs dans une formation de carrés. L’aventure chromatique initiée par des coulures sur fond blanc s’achève (provisoirement) en plans de couleurs presque pures suspendues au noir.

Dans les tableaux récents, c’est un fond noir systématique qui reçoit les coulures de couleur/lumière. Celles-ci sont tramées de façon à obtenir un quadrillage de l’espace par la couleur, ce qui n’est pas banal. De grandes giclures entachent le plan des carrés. Ce qui avait lieu dans le temps du film est maintenant pris dans l’épaisseur du tableau, dans un espace compressé, en tension au ras de l’œil. Pris ces dernières années entre scénographies et films numériques (Contrepoint, 2005 ; Satyre, 2006), Bernard Michel avait quelque peu négligé la peinture sur toile, dont il affronte la surface sinon dans la violence, avec en tout cas un évident besoin d’en réaffirmer le plan, la matérialité, les ingrédients. Cette remise à jour ou reprise en mains de la peinture (plutôt que retour à la peinture, que le peintre n’a jamais perdue de vue) compenserait la perte de réalité physique, de contact, dans l’exercice de la peinture à l’ordinateur.

Donc les Fonds noirs. Le changement concerne aussi la nature même de la toile qui reçoit la couche de noir. Auparavant, le peintre utilisait des supports lisses sur lesquels la peinture glissait, comme l’aquarelle sur le papier ou encore l’effet des coulures dans les films numériques. Aujourd’hui, constatant que « plus la toile avait du grain, plus le noir était dense et plus la couleur était vive », il lui faut l’appui d’une trame rugueuse qui permet de piéger la couleur. Car il s’agit de faire aller la couleur dans le fond, pour que la lumière en vienne. C’est devenu son obsession : faire le noir pour avoir la lumière. Cette nouvelle proposition du noir comme source de lumière vient peut-être du vitrail, ou plus exactement de sa photographie, comme le suggère Bernard Michel qui en a d’ailleurs réalisées de nombreuses prises de vue « bougées », notamment à Chartres et à la Sainte-Chapelle, et, bien sûr, de la boîte scénique, conventionnellement noire. Mais l’intérêt de l’artiste pour l’histoire de la peinture abstraite et ses origines, et plus particulièrement pour la forme du carré à laquelle il ancre sa peinture, fait de Malévitch une piste privilégiée. La Victoire sur le Soleil, la pièce/happening, dans laquelle, scénographe, il introduisait le carré noir, est une référence que Bernard Michel reconnaît volontiers.9 Il a pu y trouver un rejet exemplaire de toute forme de représentation illusionniste de la réalité et, par là même, prendre en charge une part de son poids de symbole, sans pour autant faire du carré « l’icône de notre temps », ni l’enjeu d’une vision progressiste du monde. Chez Bernard Michel, le carré est mis à mal, brisé, explosé, liquéfié… Mais toujours là, comme le fait humain, comme la dérive d’une pensée constructive.

Sur l’ordinateur de Bernard Michel, l’image d’une des œuvres les plus intrigantes d’Uccello sert de fond d’écran : la scène du déluge universel peinte autour de 1447 pour le cloître de santa Maria Novella à Florence. Autrement dit, à chaque consultation de son bureau, l’artiste peut s’offrir cet étrange produit d’un scénario catastrophe, dont la bizarrerie a étonné les spécialistes de la perspective à la renaissance. Le champion du mazzocchio (effet de relief calculé au moyen de la géométrie), capable de vous tourner des couronnes à petites facettes noires et blanches avec un souci d’exactitude à n’en pas dormir la nuit (relire Vasari), peut passer pour un peintre curieusement archaïque en regard des nouvelles lois afférentes à la représentation de l’espace, dont il est d’ailleurs censé être un des initiateurs. Dans son déluge, Uccello imbrique plusieurs moments du récit biblique, comme dans l’art du Moyen Âge, et se permet une très fausse mise en perspective par un jeu d’obliques décalées. L’effet d’instabilité et de vertige est cependant assuré. Étant donné le thème, la « maladresse » d’Uccello tombe bien. On peut même y voir une déconstruction délibérée de la vision moderne de l’espace alors qu’à peine mise en œuvre, pour mieux inventer une nouvelle image du déluge. Un déluge dans lequel la présence répétée du mazzocchio, témoin de la maîtrise de l’homme, ferait figure de bouée de sauvetage. Donc d’avenir. Confronté directement aux fresques du Cloître vert, on ne s’autoriserait probablement pas de tels glissements. Ils sont tentants sur le territoire d’un peintre qui ne cesse de naviguer du réel à l’imaginaire, du visuel au conceptuel, de la représentation du monde dans l’art du passé à la pixellisation de la réalité, de mettre en binômes le construit et le déconstruit, la forme et l’informe, l’infiniment grand et l’infiniment petit. Parce que Bernard Michel aime se promener entre la fenêtre et le nuage, et, pourquoi pas, y inventer le divin émergeant de sa mandorle. Qu’il ne montrera pas. Pas plus que la goutte d’eau sur la vitre. Faire le noir, c’est aussi fermer les yeux et les volets, autre façon de couper court avec l’environnement extérieur, mais aussi de l’impliquer, d’enfourner le monde d’en bas tout en dépersonnalisant. Bernard Michel dépersonnalise quand il s’approprie l’espace du tableau ou du plateau par la géométrie. Il dépersonnalise par la coulure qu’il trouve « libératrice », d’une « légèreté » qui lui va, ou par la polychromie qui protège de la symbolique et des états d’âme : ne tend-il vers une palette baroque qui marie toutes les couleurs du prisme ? Son repli, générationnel sans doute, participe d’une haute idée de la peinture comme langage universel et non expression du pathos ou du point de vue qu’on a de sa fenêtre, bien que la fenêtre soit le point de départ de ses vues. Le rôle que l’artiste se donne est d’offrir au spectateur de quoi se projeter, comme aux acteurs, chanteurs, danseurs ou autres récitants amenés à évoluer dans ses scénographies. Ou de donner le beau rôle à la Peinture elle-même.

(Geneviève Breerette, février 2009 )

Texte du catalogue de l’exposition Point-Ligne-Plan,
par Tristan Trémeau


« Tout devenir repose sur le mouvement »

Point Ligne Plan, aujourd’hui présenté à la galerie Pierre Brullé, est l’une des dernières œuvres importantes de Bernard Michel. Elle s’inscrit dans la continuité d’une démarche où se rencontrent et s’effrangent, depuis vingt-cinq ans, des problématiques liées au travail de la peinture et de la scénographie, dans leurs expansions (de l’espace du tableau à celui de la scène) et déplacements (dessins, tableaux, reliefs, constructions scéniques, photographies, films). Film numérique réalisé avec l’aide de Music 2Eyes, initialement projeté dans le cadre du ballet Lolita chorégraphié par Davide Bambana au Grand Théâtre de Genève en 2003, Point Ligne Plan résonne d’abord, par son titre même et l’extension progressive de points (ou pixels) de couleurs en lignes qui s’enchevêtrent et se mélangent jusqu’à la constitution de plans contrastés, comme un hommage à une lignée d’artistes (notamment Kandinsky, Klee et Miro), qui n’ont eu de cesse que d’insister sur la dimension temporelle de production à la forme de leurs œuvres. Bernard Michel pourrait en effet faire sienne cette pensée de Paul Klee : « Tout devenir repose sur le mouvement » car « le facteur temps intervient dès qu’un point entre en mouvement et devient ligne. De même lorsqu’une ligne engendre une surface en se déplaçant. De même encore pour le mouvement menant des surfaces aux espaces. Un tableau naît-il jamais d’une seule fois ? Non pas ! Il se monte pièce par pièce, point autrement qu’une maison » .

De cela le film nous entretient, puisque nous assistons au processus temporel de développement et de mise en place d’un espace pictural en perpétuel devenir. Cette attention portée au processus de création n’est pas sans rappeler la fascination exercée sur plusieurs générations depuis les années 1950 (et qui a déterminé en grande partie l’advenue du process art), par l’enregistrement cinématographique de Pollock et Picasso à l’œuvre par Namuth et Clouzot. Cependant, le projet est ici tout à fait autre. Si Point Ligne Plan peut être perçu comme une peinture en cours de réalisation, il s’agit avant tout d’une représentation qui tire parti de moyens numériques nouveaux pour l’artiste. Un logiciel fut créé et programmé pour ce projet, précédé par des gouaches qui ont déjà été exposées dans le Bâtiment des Forces Motrices à Genève, parallèlement aux représentations de Lolita. Point Ligne Plan s’impose donc comme une œuvre autonome – un film – en raison de l’usage et du respect des moyens et de la temporalité spécifiques du matériau numérique.

Pour reprendre le vocabulaire moderniste, Point Ligne Plan est authentiquement un film, mais un film qui parle de peinture autant qu’il en est une extension dans un autre médium. La démarche de Bernard Michel a ainsi moins à voir avec les cadres théoriques du modernisme selon Clement Greenberg (chaque médium spécifique travaillerait à délimiter son propre champ de compétence à l’exclusion de tout autre) qu’avec ce que Theodor Adorno avait pu percevoir comme souci de penser les effrangements entre les arts spécifiques (peinture, sculpture, musique, architecture…) depuis les débuts de la modernité. Dans la pensée d’Adorno , effrangement veut dire qu’un art opère un déplacement vers un autre (de la peinture vers le film dans le cas de Point Ligne Plan) tout en préservant ce qui est spécifique à chacun, dans un jeu de correspondances autant que de différences. Ce jeu ne se limite pas chez Bernard Michel au déplacement de la peinture vers le film. En l’absence volontaire et nécessaire de tout son, ce film inclut une dimension musicale perceptible de façon sensible dans son rythme semblable à l’étirement temporel silencieux, puis au développement arborescent et spatial d’une note sur une durée de soixante minutes.

Ces effrangements et correspondances sont passionnants à considérer dans le cadre de cette nouvelle exposition où le film et les gouaches sont confrontés à des impressions réalisées chez Franck Bordas à Paris. Des plans du film y ont été sélectionnés puis articulés sur le modèle d’un tableau accompagné d’une prédelle. Cette référence résonne de nouveau comme un hommage, cette fois aux qualités narratives, portées par le travail de la couleur, des prédelles renaissantes d’un Fra Angelico ou d’un Paolo Uccello . Point Ligne Plan combine donc en tant que film, dans son projet et dans jusque dans ses extensions, des qualités formelles et narratives qui, malgré son abstraction, ressortit à la représentation : représentation du temps à l’œuvre, des transformations internes d’une œuvre et de son processus de production à la forme. On devine dans cette présence de la question de la représentation l’influence de son travail pour la scène, celui-ci se nourrissant réciproquement de sa peinture, sur le mode de l’expansion de ses préoccupations picturales.

Ces déplacements sont encore renforcés par la présence de photographies numériques, de plus en plus abondantes dans sa démarche. L’artiste puise dans ses photographies de vitraux et d’éclairages urbains des ressources de couleurs, de lumières et de mouvements pour ses dessins et projets picturaux comme scénographiques. On peut déceler dans ses photographies un approfondissement de son désir de faire vaciller la « maison » et de déstabiliser la perception. La métaphore de la maison vaut pour l’œuvre de Bernard Michel, au regard de sa prédilection pour le cube scénique et la composition tramée de ses tableaux, dont l’installation réalisée à partir d’une table-miroir à la galerie Pierre Brullé en 2001 a constitué une synthèse plastique et théâtrale. Une ligne lumineuse virtuelle y apparaissait par intermittence depuis des ampoules situées à l’intérieur des quatre miroirs et provoquait un éclatement de l’unité des surfaces et du volume du lieu construit.  En découlait la sensation d’un excès de l’espace tangible et habitable dans lequel les spectateurs pénétraient, médiatisé par la lumière dont une des fonction peut être, justement, l’éclat. La rigueur et la stabilité de la grille et du cube sont toujours fragilisées ou mises en tension par l’introduction de la lumière ou d’éléments nuageux et courbes (autre niveau de représentation présent dans la série picturale des Mandorles et les reliefs des années 1990). Il en va de même pour son travail scénographique. En 1993, sur la scène du Théâtre du Châtelet, le Château de Barbe Bleu de Béla Bartok se transformait en « un système de boîtes, un jeu de formes géométriques qui déjouent les lois de la perspective, qui compressent l’espace ou le dilatent, qui donne l’illusion philosophique de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, du tout est dans le tout et réciproquement ». Il en découlait un « univers hors espace, hors temps » selon la critique du Monde Anne Rey, frappée par l’intensité et la justesse de cette réalisation .

Cette volonté de jouer avec un espace en perpétuelle transformation, héritière des désirs suprématistes de libération de la pesanteur terrestre , se ressentait déjà en 1980 lorsque Bernard Michel collabora au Conservatoire d’Art Dramatique de Paris avec l’acteur Aurélien Recoing et réalisa une projection de mille diapositives grattées de lignes multiples en constantes augmentations. Nous en retrouvons les échos aujourd’hui dans Point Ligne Plan et le nouveau projet de film de quarante minutes, Contrepoint, créé à partir de la musique de L’Art de la Fugue de Jean-Sébastien Bach et destiné à être projeté dans le cadre d’un ballet de Davide Bambana pour l’Opéra du Rhin à Strasbourg en novembre 2004. Au-delà des nombreux déplacements féconds qu’a connus l’œuvre de Bernard Michel et dont témoignent ses expositions et scénographies depuis vingt-cinq ans, cette apparition du médium numérique constitue une nouvelle ouverture et une relance heureuse de cette problématique – qui est aussi une poétique – de l’œuvre comme perpétuel devenir, dont l’objectif est bien l’accroissement de l’expérience esthétique, sensible et sensorielle de l’artiste comme des spectateurs.

(Tristan Trémeau, 2004)

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